Les contes cruels : Les Nouveaux Sauvages de l’argentin Damián Szifron [1], enchaînent six courts-métrages reliés par les thématiques de la vengeance et du passage à l’acte [2]. Pour Clément Gyhs chroniqueur de Libération, le thème central est « le craquage [3] ».Ce mot fait particulièrement résonner ce que Lacan nomme, un « déchirement originel [4] »dans l’être. Ce film illustre l’agressivité foncière et structurale liée aux conditions du narcissisme chez l’homme.
L’agressivité en psychanalyse
Les protagonistes, tels des Jean Valjean modernes, sont tous victimes de quelque chose : d’une infidélité pour Romina, des abus de l’administration pour Bombita, d’un harcèlement chronique et généralisé [5] pour Pasternak, le pilote d’avion. L’injustice culmine avec le jardinier de la famille qui n’a pas d’autre choix que celui d’accepter l’arrangement scabreux imposé par son patron : se déclarer coupable d’un accident de la route, à la place de son fils. Nous pourrions faire une lecture woke de ce film. Lacan lui-même n’a pas ignoré l’implication de l’Autre dans la détermination des passages à l’acte individuels. Mais ils ne peuvent y être réduits : la part du sujet est toujours engagée. Dans un texte de 1950, intitulé « Introduction théorique aux fonctions de la psychanalyse en criminologie », Lacan s’emploie à établir ce que notre collègue Serge Cottet a nommé une « sociologie lacanienne [6] ». Dans cette sociologie, Lacan examine les conséquences de la pression de la société sur l’âme pour finalement mettre à jour « la dialectique commune aux passions de l’âme et de la cité [7] ».
Les « sauvages » : quel merveilleux titre ! Ainsi résonne l’instinct primaire des animaux. Mais aussi la sauvagerie proprement humaine qui embrasse toute une catégorie de faits cliniques pouvant aller de la méchanceté ordinaire (les mauvaises pensées, emmerder l’autre, rêver de lui faire du mal, qu’il meure etc.) jusqu’aux crimes les plus monstrueux, actés dans une coagulation du réel et la réalité. Cette férocité-là relève du passage à l’acte, bien distincte de l’animalité. Lacan a d’ailleurs fait valoir que le viol n’existait pas chez les animaux, c’est une spécificité humaine [8]. Cette sauvagerie est à rapprocher de la pulsion de mort qui n’a rien d’instinctuel, puisque précisément elle va contre le mouvement de la vie. Elle préfigure ce que Lacan nommera la jouissance, inhérente au vivant, mais très antisociale, voire destructrice quand elle ne trouve aucune mesure. Cette pulsion de mort, Freud l’isole déjà dans Malaise dans la culture : « le prochain n’est pas seulement pour lui une aide et un objet sexuel possible, mais aussi une tentation, celle de satisfaire sur lui son agression, d’exploiter sans dédommagement sa force de travail, de l’utiliser sexuellement sans son consentement, de s’approprier ce qu’il possède, de l’humilier, de lui causer des douleurs, de le martyriser et de le tuer [9] ».
Tentation
Une dimension propre à l’image est engagée dans les manifestations de la pulsion de mort. L’épisode du film intitulé « la loi du plus fort », en est particulièrement révélateur. Diego roule sur une route déserte dans une belle Audi, quand il est bloqué par une vieille guimbarde qui l’empêche de doubler. Quand il y parvient enfin, hors de lui, il insulte le conducteur, doigt d’honneur à l’appui. Peu après, il crève et doit s’arrêter sur le bas-côté pour changer sa roue. L’homme qu’il avait offensé finit par le rejoindre, s’arrête et commence à taper sur sa voiture neuve puis défèque sur le pare-brise devant Diego apeuré et horrifié. La frayeur a pris la place de l’énervement, Diego démarre pour percuter la voiture de son agresseur, la précipitant dans la rivière. L’escalade arrive à son paroxysme, évoquant ce que Lacan formule de la jouissance : « il y a cette chose, que la jouissance, tout de même, nous en savons les moyens. Je vous ai parlé tout à l’heure de la chatouille et de la grillade. Là on sait comment faire. C’est même ça, le savoir. Personne en principe, n’a envie d’en user trop loin, et quand même, ça tente. [10] » Ces deux-là se laissent tenter jusqu’à l’explosion qui scellera leurs ébats, les laissant tous deux carbonisés et enlacés par la rage, dans la voiture. Deux squelettes, les mains de l’un autour du cou de l’autre, évoquant le sexuel qui, comme le rappelle Jacques-Alain Miller, en son fond est duel [11]. La police conclura au crime passionnel. Ce qu’il est en effet, quand on sait que Lacan rangeait la haine au rang des passions de l’être. Haine si proche de l’amour que nous pouvons dire avec Freud que celui qui ne connaît pas la haine ne connaît pas l’amour.
Miroir mon beau miroir
Ce court-métrage est caractéristique du stade du miroir [12], que Lacan réfère moins à un stade du développement, qu’à sa dimension auto-destructrice. Lacan fait du stade du miroir une grande catégorie subsumant les problèmes liés à l’agressivité : des rivalités fraternelles aux jalousies diverses, jusqu’à l’auto-punition psychotique. Il nommera cela « la balayette [13] » du stade du miroir pour constituer une catégorie qui permet d’ordonner les passages à l’acte.
Ce que pointe le stade du miroir, c’est qu’aucune cause ne se tient du point de vue d’une raison. La joute démarre sur un rien, une vexation moïque et leur lutte montre qu’ils se mettent à mort comme s’il y avait un enjeu de survie. Cette vignette est exemplaire du « tranchant mortel [14] » du stade du miroir, agression suicidaire en tant que l’image de l’autre ou la sienne, c’est la même chose du point de vue de la logique à l’œuvre. Une vexation banale, une petite entame dans l’ego, telle que le quotidien en offre à foison, aboutit à ce que Lacan nomme « une tension conflictuelle interne du sujet [15] » qui « se précipite en concurrence agressive. [16] » L’« intention d’agression [17] », et l’« image de dislocation corporelle [18] » qui y répond, sont deux éléments centraux pour caractériser la question de l’agressivité. Deux éléments qui plus tard pourront se traduire en terme de volonté de jouissance, concept qui permet de réunir « la pression intentionnelle [19] » que le sujet éprouve comme venant de l’Autre et l’« intention agressive [20] » qui y répond. Le film se situe au moment de bascule du passage à l’acte.
Le sketch « Jusqu’à ce que la mort nous sépare » nous enseigne sur un momentde transitivisme dans le passage à l’acte. Alors que Romi comprend, le jour de son mariage, que son mari Ariel la trompe, elle glisse peu à peu dans les abîmes de la déréliction. Elle monte sur le toit de l’immeuble, s’approche et se penche dangereusement au-dessus de la balustrade. Inquiété par sa conduite, un inconnu l’interpelle. Romina couche alors avec celui qui l’a secourue là, dans sa robe de mariée, sur le mode œil pour œil, dent pour dent. Lorsque le marié médusé découvre la scène, la vengeance de Romina prend des allures de programme. Elle lui indique comment elle va l’humilier : refuser le divorce, le ruiner, le tromper au vu et au su de tous, en somme l’anéantir en tant qu’homme. Elle lui annonce une vengeance à la Médée, couleur de vraie femme, pour le pire. Prête à se sacrifier l’instant d’avant, il aura suffi d’un point de dérivation dans le circuit court du miroir, pour relancer la donne.
Pulsion de mort et responsabilité
Le réalisateur ne fait pas consister une figure typifiée de la victime. Les victimes sont d’abord celles de la jouissance qui frappe un corps et ne se collectivise jamais, sinon en se répercutant sur un autre corps. D. Szifron a rendu ces meurtriers en puissance à la contingence, pris dans un engrenage qui leur échappe. Chacun est sous le coup d’un abus réel, mais le film fait une belle place à la responsabilité subjective préservant ainsi la place de l’éthique. Bombita par exemple mobilise l’empathie face à l’injustice qui s’abat sur lui quand sa voiture est enlevée, alors qu’il doit se rendre chez lui au plus vite pour apporter le gâteau et fêter l’anniversaire de sa fille. C’est dans la bouche de sa femme que la question de sa responsabilité sera logée : — « Pourquoi tu n’as pas pris un taxi et réglé ça demain ? » En effet, quelle étrange force a poussé cet homme, un démineur pourtant (ou justement), à miner de la sorte sa vie, ne trouvant plus de frein à sa rage : voulant que l’autre reconnaisse ses torts et lui rende l’argent de l’amende. Cet objet que Bombita refuse de céder, que ce soit juste ou non.
Sens ou hors-sens ?
La haine n’est pas un concept proprement analytique, mais en tant que formation de sens elle habille un affect destructeur, et peut alors s’apparenter à un traitement – rarement réussi – de la pulsion de mort.
Lacan indique que pour l’humain, l’image du prochain évoque la mort. La haine, seconde, est un traitement de ce point par projection, qui fait de cet autre un partenaire du type adversaire. Dans La Comédie humaine de Balzac, Raphaël dit à la dame qu’il vénère et qui ne l’aime pas, alors qu’elle craint que par dépit il ne la tue : — « Ce serait mal entendre la haine que de vous tuer. » Détruire le partenaire, en effet, reviendrait à résilier le lien à l’Autre, ce serait rompre toute noce possible avec l’objet, ces noces qui incluent le ratage. Cette dimension rappelle cette surprenante indication de J.-A. Miller : « La haine est du côté d’Éros, elle est en effet un lien à l’autre très fort, elle est un lien social éminent. [21] » Il situe en revanche le passage à l’acte du côté de la violence : « du côté de Thanatos […] [qui] délie, fragmente [22] ».
Les Nouveaux Sauvages est un film sur la pulsion de mort mise à nue, lorsqu’une contingence fait basculer la vie. C’est l’accident de jouissance et avec le passage à l’acte, le dévoilement soudain de la pulsion. La haine, elle, se nourrit d’un récit et de sens. Le hors-sens est du côté du passage à l’acte. Ni le hors-sens – pulsion de mort/passage à l’acte – ni le sens – la haine, l’ennemi, l’adversaire – ne nous préserve du malaise dans la civilisation, mais ils nécessitent un abord différent.
Ce n’est pas un profil de criminel que D. Szifron cherche à établir, mais il serre le point logique d’un possible tous criminels en puissance et il porte cette dimension au-delà même du drame, jusqu’au point de jonction du comique et de l’ironie. Le résultat est une fresque sur la jouissance, celle qu’il ne faudrait pas comme le dit Lacan, mais dont il vaut mieux s’aviser. Être lacanien, c’est le savoir, dirons-nous, en paraphrasant Lacan dans « Joyce le Symptôme » : la « Jouissance opaque d’exclure le sens. […] On s’en doutait depuis longtemps. Être post-joycien, c’est le savoir. [23] »
Vanessa Sudreau est membre de l’ECF et de l’ACF en MP.
[1] Szifron D., Les Nouveaux Sauvages, film argentino-espagnol, 2014.
[2] Intervention, soirée « Les impasses du sens » du cycle Sens et désobéissance, Rencontres de Toulouse, 26 mai 2021 en visioconférence.
[3] Ghys C., « “Les Nouveaux Sauvages” partent en sketch de sens », Libération, 13 janvier 2015.
[4] Lacan J., « L’agressivité en psychanalyse », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 124.
[5] C’est-à-dire une paranoïa.
[6] Cf. Cottet S., « La galère sociale », Ironik !, 1 mai 2010, publication en ligne.
[7] Lacan J., « L’agressivité… », op. cit., p. 121.
[8] Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre XVI, D’un Autre à l’autre, Paris, Seuil, 2006, p. 213. Chez les animaux « Il y a toutes sortes d’approches charmantes, et puis ça a l’air de tourner rond jusqu’ à la fin. Il n’y a pas d’apparence […] ni de viols. »
[9] Freud S., Malaise dans la culture, Paris, PUF, 1995, p. 53-54.
[10] Lacan J., Le Séminaire, livre XVII, L’envers de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1991, p. 88.
[11] Cf. Miller J.-A., « le sexe c’est le réel, ça ne fait pas le moindre doute, et sa structure même, c’est le duel, le nombre deux », tweet du 28 avril 2021, consultable sur internet.
[12] Lacan J., « Le stade du miroir comme formateur du Je telle qu’elle nous est révélée dans l’expérience psychanalytique », Écrits, op. cit., p. 93-100.
[13] Lacan J., Le Séminaire, livre XV, « L’acte psychanalytique », leçon du 10 janvier 1968, inédit.
[14] Lacan J., « D’une question préliminaire à tout traitement possible de la psychose », Écrits, op. cit., 1966, p. 568.
[15] Lacan J., « L’agressivité… », op. cit., p. 113.
[16] Ibid.
[17] Ibid., p. 103.
[18] Ibid.
[19] Ibid.
[20] Ibid., p 104.
[21] Miller J.-A., « Enfants violents », Enfants violents, Paris, Navarin, 2019, p. 24.
[22] Ibid., p. 24-25.
[23] Lacan J., « Joyce le Symptôme », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 565.