« L’Œdipe pourtant ne saurait tenir indéfiniment l’affiche dans des formes de société où se perd de plus en plus le sens de la tragédie. »
JACQUES LACAN, « Subversion du sujet et dialectique du désir dans l’inconscient freudien », Écrits.
Avant-propos
Cette citation de Lacan qui interroge la forme actuelle de notre société, a piqué notre curiosité [1]. Elle énonce une modification perceptible dans l’Autre, en une anticipation qui interprète notre modalité de lien social. Qu’est-ce que Lacan appelle le « sens de la tragédie » dont la perte progressive, compromettrait la suprématie de la solution œdipienne ? Pour apprendre de l’énigme de cette citation, nous avons décidé d’ouvrir un commentaire comme on ouvre une enquête. Les Rencontres de Toulouse ont fait le pari d’utiliser les outils conceptuels de la psychanalyse, pour orienter une lecture de l’époque.
La fuite du sens
« Subversion du sujet et dialectique du désir dans l’inconscient freudien » [2] est contemporain du Séminaire VII [3] et précède le VIII [4] consacré au transfert. Ce temps de l’enseignement de Lacan est une avancée fondamentale. Pour donner une définition de l’être humain, la psychanalyse part d’un corps vivant, premier dans son opacité, laquelle rend nécessaire ce que Freud appelle représentation. Lacan distingue, d’une part le système symbolique du langage, et d’autre part les images qui l’accompagnent. Le réel de la vie animale s’humanise avec le langage. Le sens est à la fois ce qui détermine une pensée, le comportement d’un sujet, mais aussi la finalité de son action. Le corps nous tire vers la vie lors de notre entrée dans le monde, mais à l’opposé pousse vers la mort. Lacan repère une limite dans l’appareil signifiant, il ne peut pas tout symboliser du corps vivant, une part lui échappe.
C’est à partir du Séminaire VII qu’une bascule se fait par rapport à la primauté du signifiant. Jacques-Alain Miller valorise cette inflexion. S’appuyant sur la découverte de l’inconscient par Freud et sur le travail de Ferdinand de Saussure en linguistique, Lacan a montré que l’expérience proprement humaine est celle de l’introduction de cet appareil de représentation du monde, en y distinguant le signifiant et le signifié. Mais le corps parlant, est aussi habité par la pulsion, il se libidinalise. Le terme réel nomme le mystère de cette opération.
Lacan introduit la Chose – chez Freud, das Ding [5] – comme ce point inassimilable dans le système symbolique, un point inhumain au sein de l’humain. Le concept de jouissance est lié à ce point, il ne renvoie pas à l’extase sexuelle, mais à ce que Freud avait appelé la pulsion, avec sa double tendance vers la vie et vers la mort. Lacan considère désormais cette jouissance comme primordiale et lui donne un statut de réel dans l’expérience humaine.
J.-A. Miller a montré dans son cours [6], que les significations qui apparaissent dans les souvenirs, laissent toujours une part d’ombre quant à la vérité de l’être. Le sens apparaît situé dans un lieu glissant, comme contaminé par le mystère du corps parlant.
L’excès tragique
Invité en 1960 par Jean Wahl [7], Lacan intervient au Congrès international à Royaumont sur le thème de La dialectique [8]. En psychanalyse, la théorie fait partie de la pratique. Elle rend compte de l’expérience de rencontre entre l’analysant et l’analyste. Comme conséquence du glissement incessant du sens, la vérité d’un sujet se présente toujours avec une part indicible, en excès par rapport au savoir. L’intervention de l’analyste dans la séance accompagne le sujet dans la découverte de ce sens fuyant qui révèle un désir ignoré par le sujet lui-même.
Le processus de l’analyse se fait dans la façon juste de répondre à la question : « qui parle ? » en référence au sujet de l’inconscient. L’analyse révèle que le sujet ne sait pas ce qu’il dit, ni même qu’il parle. Elle va le rendre sensible à cette dimension d’un savoir obtenu qui n’épuise pas la vérité, afin de lui faire rejoindre son malheur ou sa difficulté, comme produit de cette part ignorée de lui-même.
La référence lacanienne à la tragédie est inscrite dans ce même mouvement. La tragédie pointe cet excès dans lequel la vérité se présente toujours par rapport au savoir qui tente de la capturer. Le sens glisse sans fin : une assertion, une trouvaille, une formule, mais également un lapsus, un trébuchement, une interruption, font échouer les tentatives de boucler la signification en un point donné.
La dimension tragique de l’expérience psychanalytique
Dans « Subversion du sujet et dialectique du désir dans l’inconscient freudien », Lacan présente le point de capiton comme une « cellule élémentaire [9] » qui illustre la façon dont le signifiant arrête le glissement autrement indéfini de la signification. Dans la phrase, forme élémentaire de la communication, l’analysant essaie de capturer la vérité de son être : une formule signifiante. Mais le progrès de l’analyse n’a lieu que si cette formule, une fois dite, choit de sa prétention à saisir la vérité. Le paradoxe est que la formule trouvée a une valeur de vérité, mais comme elle ne réussit pas à rendre compte de toute la vérité qui y est contenue, elle chute aussitôt, presque comme si elle était un mensonge.
La fin de l’énoncé de la phrase analysante cerne un point d’obéissance, identifié par Lacan à l’Idéal. Le point qui révèle ce à quoi le sujet obéit, même si de manière paradoxale, cela se présente parfois comme une volonté de désobéir, ce point se distingue du sens, qui aussitôt attrapé dans la formule, révèle son glissement incessant. L’analyse progresse en séparant l’analysant de la fascination qu’exerce ce glissement.
Repérer ce point d’Idéal du moi met progressivement le sujet en mesure de se séparer des points de fixation dans lesquels, son moi idéal se trouve fixé.
Ceci est précieux : le savoir se révèle impuissant à rejoindre la vérité, aucun énoncé ne viendra épuiser la vérité de l’être d’un sujet, et cela produit un mouvement de désidentification à condition que l’analyste ne s’écarte pas de son éthique. Le sens continue à fuir à chaque bouclage de la signification. Le sujet ne s’y compte que d’y manquer. Le désir ne se réduit pas à sa logique purement signifiante, à sa raison pure, soit à ce que Lacan appelle alors la demande. Mais l’éthique de la psychanalyse invite celui qui l’écoute à entendre ce qui ne s’y articule pas et qui y est à proprement parler inarticulable, préservant la part de réel.
L’Œdipe et la tragédie dans nos sociétés
Œdipe est le nom du héros d’un mythe grec qui a donné des récits destinés à être joués au théâtre. Le terme de tragédie vient des chants et représentations accompagnants le sacrifice du bouc [10], comme point d’origine du théâtre. Freud s’en inspire pour développer la place et la fonction du père, comme un élément déterminant chez l’être humain dans le rapport aux autres et à la sexualité. Cela se passe comme si chacun – quel que soit son sexe – positionnait son père à la place d’un rival vis-à-vis de la mère, en place d’objet d’amour dans le fantasme inconscient, dans une mise en scène. Le Père est à la place de celui qui s’oppose à la satisfaction d’une relation exclusive de l’enfant avec sa mère, une forme particulière de l’autorité à partir de certains interdits. À l’intérieur de la famille, il en est l’agent sans en être l’auteur. L’interdit prend alors la valeur d’une perte de jouissance qui se trouve toujours en opposition à la satisfaction. Renoncer à la jouissance de la mère, permet de réguler les relations entre les êtres humains en donnant sa place à une jouissance permise. Celle-ci donne une valeur dite phallique à un objet en défaut, à l’image d’un organe érectile, « partie manquante à l’image désirée [11] » : objet évanescent, négativé, frappé par sa propre détumescence et considéré dans son statut de symbole. Sur le plan collectif, le phallus organise les rapports entre les positions masculine et féminine dans la sexuation.
Lacan donne à l’Œdipe la valeur de ce qui se joue sur une scène, une mise en scène tragique, où ce à quoi on veut échapper, mais à quoi on n’échappe pas, est déterminé par la place que l’on occupe et par nos actes.
Le sens de la tragédie est celui qui rappelle que l’être humain n’est pas toujours guidé par son bien et que le mouvement radical du désir vise un au-delà, franchissant la limite de la zone où règne le capitonnage signifiant. L’usage commun du terme tragédie évoque un désastre, une catastrophe, une calamité [12]. Le héros tragique s’y voue comme à une fatalité foncière, inéluctable, incarnant un pur désir de mort. Le sens de la tragédie maintient vivace cet avertissement du danger pour celui qui franchit cette limite.
Qu’est-ce donc, qui fait affirmer à Lacan que l’Œdipe, comme mise en scène de la tragédie et comme point de capitonnage propre à la fonction paternelle, ne tient plus l’affiche et que cette solution œdipienne ne sert plus de boussole.
De nouvelles formes de société
Les formes de société dont Lacan parle sont celles d’aujourd’hui, où les objets surabondent pour combler la faille, alors que le sens de la tragédie maintenait vive une tension : quelque chose manque toujours au sujet pour se penser. Le Père freudien, dans sa fonction normalisante, indiquait une manière de traiter la question du désir lié à la sexualité par la sexuation homme et femme dans une version qualifiée aujourd’hui de binaire. Cette mise en scène, au nom du Père, avec l’objet phallique partageant la sexuation humaine, se proposait comme la base de toute obéissance. J.-A. Miller signale que notre époque met un autre objet au zénith, un objet qui invite à franchir les inhibitions [13], un objet plus-de-jouir asexué, sans altérité, défiant toute collectivisation, malgré sa reproduction à l’infini.
Nous assistons à d’autres inscriptions de la subjectivité, autorisées non plus par l’Œdipe, mais par le discours et les produits de la science – des médicaments aux objets technologiques –, et aussi par certains modèles identificatoires multiples, conséquences des approches de genre. Ces nouvelles formes dépendent du discours capitaliste avec sa capacité de production illimitée et de distribution massive au service de la consommation. Il s’agit d’un foisonnement d’incarnations multiples de l’objet cause du désir, devenu objet obturateur de l’angoisse, un objet qui s’inscrit en opposition au sens de la tragédie.
Eduardo Scarone est membre de l’ECF, de l’AMP et de l’ACF en MP.
[1] Intervention, soirée « Les impasses du sens » du cycle Sens et désobéissance, Rencontres de Toulouse, 25 novembre 2020 en visioconférence.
[2] Lacan J., « Subversion du sujet et dialectique du désir dans l’inconscient freudien », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 813.
[3] Lacan J., Le Séminaire, livre VII, L’éthique de la psychanalyse, texte établi par Jacques-Alain Miller, Paris, Seuil, 1996.
[4] Lacan J., Le Séminaire, livre VIII, Le transfert, texte établi par Jacques-Alain Miller, Paris, Seuil, 1991.
[5] Lacan J., Le Séminaire, livre VII, L’éthique de la psychanalyse, op. cit., p. 55 & sq.
[6] Cf. Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. La fuite du sens », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris 8, cours du 22 novembre & 29 novembre 1995, inédit.
[7] Président de la Société française de philosophie.
[8] Lacan J., « Subversion du sujet et dialectique du désir… », op. cit., p. 793-827.
[9] Ibid., p. 805.
[10] Fêtes de Bacchus.
[11] Ibid., p. 822.
12] Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre VIII, Le transfert, op. cit., p. 133.
[13] Cf. Miller J.-A., « Une fantaisie», Mental, n° 15, février 2005, p. 12.