Six textes plus une interview. C’est le fruit du travail mené en ACF-MP dans le cadre des soirées préparatoires aux J 50 Attentat sexuel. Chacun des auteurs fait varier ce thème à sa guise : questions d’époques, productions d’artistes, expérience dans le champ de la clinique. Il en ressort un ensemble varié et rigoureux que l’interview d’Yves Vanderveken fédère.
Vanessa Sudreau — Lors de la soirée du 4 juin 2020, où furent discutés les arguments des organisateurs des Journées[i], vous avez évoqué, à partir de l’argument de Caroline Leduc, la dimension abusive du phallus, dans la modernité. Pourriez-vous déployer plus avant ce point ?
Yves Vanderveken[ii]— Je disais que d’un point de vue purement psychanalytique, nous pouvions isoler une dimension, que l’on pourrait dire, de structure, abusive du phallus. Lacan a magistralement formalisé le complexe d’Œdipe, dont Freud fait tout à la fois le pivot de la clinique psychanalytique et du malaise dans la civilisation, en tant que le phallus était ce qui venait signifier le non-rapport sexuel, venant lui donner une signification et un ordre, c’est le signifiant de l’ordre symbolique. Il est en quelque sorte l’imposition – pas seulement au sens courant et négatif du terme, mais aussi au sens linguistique – d’un ordonnancement phallique de la libido.
Le phallus est ce qui vient, traditionnellement, donner la signification d’un x que Lacan articule, dans la métaphore paternelle, à un désir d’abord inarticulé, illisible, insensé. Situé comme le désir de la mère, il se manifeste à l’infans dans les allées et venues de cette dernière. Qu’est-ce qui en rend compte, comment peut-on l’ordonner, le signifier, si ce n’est en l’articulant au signifiant paternel du désir et de la libido. Autrement dit, ce qui rend compte de la présence/absence de la mère, donc de sa libido, de ce qui l’anime, c’est, que quand son désir maternel n’est pas centré sur l’enfant, il est occupé en tant que désir féminin sur et par le père qui possède, au-delà de l’infans, l’autre signifiant du désir – celui qui fait courir la femme. Qui la fait courir selon un ordre, celui de la tradition. C’est une mythologie, foncièrement patriarcale, puisqu’elle articule l’ordre du désir au mâle.
Mais au-delà de ce mythe parental traditionnel éculé, Lacan, très tôt, l’articulant au réel de l’organe, indique pourquoi la signification phallique est à même de représenter, au mieux, cette dimension de l’aller et venue : de par la nature même de l’organe quant à sa jouissance que le signifiant phallique subsume – par sa dimension de tumescence-détumescence.
Il y a donc de structure un abus de pouvoir de la dimension phallique en tant qu’elle vient imposer un ordre dans un désordre supposé, supposé au regard de l’ordre que le phallus impose.
Par ailleurs, cette dimension de violence est portée en soi, par l’organe mâle, par sa propriété d’érectilité et aussi, comme étant l’organe pénétrant dans la relation sexuelle, intrusive, invasive du corps de l’Autre féminin, ou dès lors « féminisé » (toujours au regard de la norme phallique) – ce que Freud avait tenté d’attraper par son fameux couple actif-passif.
L’époque a rejeté cette dimension de structure du signifiant phallique, elle ne l’accepte plus, elle a voulu s’en libérer – de par sa nature inégalitaire, hiérarchique, androcentrique, verticale ; dans un rapport de force qui réduit la jouissance à sa norme mâle. C’est à la fois contesté par le discours féministe et au-delà, par tout le mouvement lgbtq…, mais c’est un rejet qui rejoint, souvent sans le savoir, les déductions de l’expérience psychanalytique : la jouissance ne se laisse pas réduire à la seule jouissance reliée à la jouissance mâle – elle l’excède en bien des points.
Au-delà de cette dimension d’imposition structurale, nous pouvons isoler un autre versant. À savoir, que celui qui est porteur de cet organe phallique, de n’en savoir par ailleurs pas très bien qu’en faire, d’être une jouissance hors corps, d’en être littéralement posséder comme échappant à son contrôle corporel, peut littéralement, dans une dimension de pauvre erre ou carrément de pur salopard, être aspiré, le bougre, plus qu’à son tour, par le caractère de structure de la dimension phallique. C’est un fait clinique majeur que cela lui monte à la tête et qu’il est, plus qu’à son tour, aspiré à en abuser – et ce d’autant plus que celui qui s’y croit, dans son identification phallique, est le même qui n’arrive pas à résoudre l’assomption quant à son sexe. Il y a alors rabattement, classique de la dimension de structure, d’abus de pouvoir du signifiant phallique sur le comportement réel de l’idiot qui se croit un peu trop mâle.
Ce que j’évoquais de l’époque, dans le rapport au phallus, je l’attrapais sous forme de question. De la même façon qu’il y a, chez le dit homme, cette pente au rabattement de la dimension d’imposition propre au signifiant sur son comportement envers le féminin, l’époque, par son rejet du caractère arbitraire propre au signifiant, n’a-t-elle pas tendance à rabattre, au sens de réduire, la dimension du phallus et de son désir à un abus en soi ? Le désir phallique, tend à devenir pour certains discours, un abus comme tel.
Clémence Coconnier — Dans son argument des J50, C. Leduc avance, que dans notre contexte de « crise du semblant phallique », le désir phallique se fait monstre, abus, aujourd’hui. Peut-on parler de désir quand il n’y a plus/pas de phallus pour l’ordonner, l’orienter ? Peut-on séparer désir et phallus ; qu’est-ce que cela impliquerait ?
Yves Vanderveken — C’est une question difficile qui demande une articulation précise. Cette articulation gagnerait à être un peu plus dépliée que je ne peux le faire ici. Oui, je pense que l’on peut parler de désir, même dans le contexte de crise du semblant phallique. Sinon, cela reviendrait à dire que le désir a disparu ou est en voie de l’être. Ce serait soit absurde, au mieux ringard, au pire dénigrant.
Le phallus, dans l’articulation classique du premier Lacan qui le noue au Nom-du-Père, est avant tout un signifiant. Le signifiant du manque de signifiant qui, par le nom, l’identification, donne sens à la jouissance, par une opération de métaphorisation de celle-ci. C’est ce que Lacan déplie dans la métaphore paternelle. Mais une fois construite, Jacques-Alain Miller fait remarquer que Lacan ne s’y arrête pas. Il fait même un pas de plus, disant que finalement Lacan ne la construit que comme projection de ce qui manque chez le Président Schreber, ce qui s’y révèle manquant au moment du déclenchement de sa psychose. Le pas suivant qu’opère Lacan dans son enseignement, c’est de déplier immédiatement ce qui – disons avec un terme plus tardif de son enseignement – de la jouissance ne s’y résorbe pas, jamais. Et ce point non résorbable, le réel vers lequel Lacan oriente la direction de la cure, il l’aborde, au temps du Séminaire vi, sous le terme du désir. Lacan évoluera dans cette voie vers le fantasme, l’objet a, la jouissance, et finalement la jouissance féminine – comme ce qui de la libido excède en quelque sorte le phallus.
Finalement, l’époque ne fait que radicaliser, conduire à son terme, cette logique. En isolant en fond une jouissance propre à chaque Un, qui est une jouissance Une, qui ne s’articule pas à l’Autre. Ce sera mieux… ou pire.
Alors, des conséquences de cela, on peut dire beaucoup. Enfin, plutôt faudrait-il se laisser enseigner par la clinique à ce sujet. Autocentré sur sa jouissance, certes, l’angoisse et l’ennui sont des affects qui sont majeurs. Cela rend-il les sujets contemporains moins désirants ? C’est ce que toutes les générations antérieures disent de la suivante. Elles commémorent ainsi leur propre désir perdu.
Ce que l’on constate, pour dire une généralité, c’est un abord plus dénudé, plus cash à la jouissance, disons plus hors sens. Cela rend le rapport à celle-ci plus libre, moins enfermé dans les carcans de la tradition, des interdits et des identifications – qui, ne l’oublions pas, sont épinglés par Freud comme étant ce qui produit les symptômes névrotiques qui n’ont rien d’enviables.
Le phallus articulé au Nom-du-Père produit une opération que Lacan relie à la métaphore,elle donne sens. D’emblée, ce que Lacan épingle comme y échappant, sous le terme du désir, il en fait une… métonymie. Disons, que probablement la dimension de la métaphore, donc du sens, a du plomb dans l’aile, nous sommes dans le règne de la métonymie. J.-A. Miller ne dit rien d’autre quand il fait de la pornographie généralisée et à la disposition de tous, le paradigme de l’époque, en tant qu’elle conduit au degré zéro du sens et à une vacuité sémantique[iii].
Voilà qui donne forme nouvelle au troumatisme du sexuel, mais qui ne fait que dévoiler par une montée sur la scène frénétique, exhibée, forcée, brutalisée et répétitive, ce que nous, psychanalystes, avec Lacan, épinglons du non-rapport sexuel. C’en est même une célébration, qui ne se satisfait et ne se résorbe en rien de sa répétition ou de son exhibition. Toujours le ratage est là. La réponse que chaque sujet y apporte et y cherche, laissons-lui le crédit qu’elle n’est pas moins bonne ou meilleure qu’avant. Elle est autre. Nous sommes le laboratoire qui, par les cures, permet d’en récolter les effets et les conséquences.
Quant à la question clinique que sous-tend votre question, il me semble que la boussole réside de situer si cette jouissance est limitée, ou si elle ne rencontre pas un principe propre de limitation et de perte, tout autant que de savoir, qui en a et d’où en vient l’initiative – ce que Lacan isole dès son Séminaire iii comme un distinguo clinique fondamental.
Clémentine Cottin — Suite à votre intervention du 4 juin, accepteriez-vous de déplier les deux dimensions traumatiques du sexuel que vous avez évoquées, celle relevant du corps propre et celle relevant de la rencontre avec le désir de l’Autre ?
Yves Vanderveken — Ces deux dimensions traumatiques de la rencontre avec le sexuel – qui toujours fait trou, de ne pouvoir se recouvrir complètement par du savoir – sont à la fois à différencier et dans le même temps à articuler. C. Leduc précise dans son argument que « l’émergence d’un désir sexuel dans le corps d’un sujet a un effet structurel d’altérité traumatique », que « le sexuel sépare quelque chose avec fracas ». Ce qu’il sépare du corps, c’est une jouissance autre de ce dernier, ce qui le fait qualifier par Lacan de hors corps. Le petit Hans, dans la rencontre avec ses premières érections, constitue un cas paradigmatique de cette dimension dans la littérature psychanalytique. La rencontre subjective avec cette altérité dérangeante du corps propre, « ému » (note très joliment Caroline) par un désir sexuel, la clinique démontre qu’elle surgit toujours, de structure, prématurément. Cela veut dire, à cause du trou dans le savoir concernant la sexualité chez l’être parlant pour lequel l’instinct s’est en quelque sorte perdu, qu’il n’y a, à ce niveau-là, pas de maturation possible. C’est ce qui relève du corps propre et de sa jouissance autre.
Mais cette jouissance autre s’articule aussi, de structure, à l’Autre. C’est la rencontre avec le désir de l’Autre qui sexualise comme tel, cette manifestation du corps. La clinique freudienne du symptôme névrotique hystérique qui se surdétermine en deux temps, le démontre. C’est l’Autre qui donne le sens sexuel à un événement premier qui pouvait s’en trouver dépourvu – et qui dès lors le troumatise. L’érection de Hans, pure manifestation du vivant, ne trouve sa signification sexuelle que rétroactivement – c’est le sens de la métaphore phallique. Cette rencontre est aussi toujours prématurée. Jamais celle qu’il faut – parce que de jouissance, il n’y en a qu’en excès ou en défaut – c’est le sens de l’aphorisme lacanien qu’il n’y a pas de rapport, au sens mathématique du terme, sexuel. Un réel émarge là, qui fait apparaître qu’on est l’objet, habité d’une jouissance autre – qu’il soit de l’Un ou articulé à l’Autre. Les deux, dans leur nouage, sont toujours porteurs d’un trou, d’un trauma, par en quelque sorte, l’abus que le sexuel fait subir au corps parlant… parce qu’il va au-delà de ce qui peut s’intégrer du corps par le savoir. Par-là se dénude aussi, un impossible de jouir du corps de l’Autre, même dans une relation consentie, l’Autre est instrument d’une jouissance du corps propre. Il y a une dimension d’objet de l’Autre dans le sexe qui est radicale et à laquelle, il faut d’ailleurs, pouvoir se prêter dans la relation sexuelle.
Évidemment, l’horreur de la rencontre forcée, abusive, imposée par la jouissance d’un autre, ne peut être réduit à cette dimension de structure traumatique de la rencontre avec le désir de l’Autre, en tant qu’elle introduit dans le corps, la béance d’un désir autre. Pourquoi ? Parce qu’il déchire sauvagement, fait fi, des fictions qui habillent cette rencontre de structure,par exemple, la fiction de l’amour.
C. Leduc fait valoir le ravalement, en quelque sorte devenu structurel, des fictions dans les formes actuelles du malaise dans la civilisation, ce qui laisserait le sujet un peu plus à nu de fictions dans la rencontre avec l’Autre du sexuel. C’est un versant.
Là aussi, j’ouvrais à une question, à une hypothèse. Si d’aucuns ont tendance, un peu vite – ce qui est immonde – à ravaler la dimension d’abus sexuel comme relevant du caractère nécessairement traumatique de la rencontre avec le sexuel, on peut se demander si quelque discours féministe extrême, n’a pas lui tendance à rabattre systématiquement le troumatisme de la rencontre avec le sexuel sur la seule dimension de l’abus.
[i] Journées de L’École de la Cause freudienne, J50, « Attentat sexuel », les 14 et 15 novembre 2020 en visioconférence.
[ii] Yves Vanderveken est psychanalyste à Bruxelles, AME de l’ECF, membre de la NLS et de l’AMP.
[iii] https://www.cairn.info/revue-la-cause-du-desir-2014-3-page-103.htm