Une étudiante me demandait récemment comment il était possible d’être en analyse durant autant d’années, elle découvrait en effet qu’une analyse pouvait s’étendre sur dix, vingt ou trente ans… « Mais on parle de quoi durant tant d’années ? » a-t-elle ponctué stupéfaite[1].
On peut en sourire mais sa réaction n’est pas sans intérêt. Dans une analyse, on parle de quoi ? On parle comment ? Pour dire quoi ? Et pour quelle visée ?
Partons de la règle de l’association libre, règle fondamentale de la cure analytique, « dites donc tout ce qui vous passe par l’esprit », Freud le précise, il s’agit de donner « le libre choix au patient de son point de départ »[2]. Car peu importe le matériau de départ, l’essentiel est que le patient raconte, narre ce qui le conduit en analyse, « Conduisez-vous par exemple à la manière d’un voyageur, assis côté fenêtre dans un wagon de chemin de fer, qui décrit à quelqu’un installé à l’intérieur le paysage se modifiant sous ses yeux. »[3]
L’analyste n’attend pas un récit systématique de la part du sujet, il accueille la parole dans ce qu’elle a de nouveau et d’unique. La libre association suppose donc un certain consentement à l’analyse, elle permet de faire vibrer la langue, dans ce qu’elle a d’énigmatique, de mystérieux, elle permet la surprise, les formations de l’inconscient (le lapsus) : à l’analyste de la lire, de la faire résonner, pour permettre le battement de l’inconscient et entamer le sens. Nous y reviendrons.
Il est vrai que s’engager dans une analyse, c’est s’immerger en terrain inconnu, sans en connaître l’issue. Pas de promesse d’une guérison en vingt séances.
Une analyse ne promet pas, il n’y a pas de cure standard – comme le rappelle Éric Laurent – pas de protocole standardisé, uniquement des principes qui orientent le travail et en garantissent l’éthique : ce que l’analyse vise c’est la singularité. À chacun son analyse et son analyste !
Qu’est-ce qui conduit à une analyse ?
Une plainte, une souffrance, une question, un symptôme… dont le sujet ne comprend pas le sens : « Qu’est ce qui se passe ? Pourquoi cela m’arrive-t-il ? Qu’est-ce que cela veut dire ? »
Avec ces questions, le moteur de l’analyse se lance, un lieu d’adresse se constitue, le transfert s’arrime à un sujet supposé savoir, la parole se déploie autour du sens présumé secret et enfoui qu’il s’agirait de lever, d’aller à la recherche du sens perdu… Le dispositif de la cure analytique permet cette mise au travail du symptôme, le transfert favorise le déploiement des signifiants du sujet et avec eux un cortège de significations à explorer. Rappelons que pour Freud, le symptôme est une métaphore, « le symptôme est plein de sens et relie à l’expérience vécue du malade ». « Les symptômes névrotiques ont [donc] leur sens, tout comme les actes manqués et les rêves et, comme ceux-ci, ils sont en rapport avec la vie des personnes qui les présentent. »[4], ce « plein de sens » sera déplié tout au long de la cure, et permettra la levée du refoulement, le desserrage des identifications, le repérage des signifiants-maîtres guidant le sujet, la traversée du fantasme, l’extraction de l’objet a… Précisons également que ce sens caché est sexuel (découverte freudienne), de la rencontre traumatique avec la sexualité, du surgissement de la question sexuelle et de la réponse du sujet à cette question.
Dans cette perspective, la question du sens du symptôme suit les lois du langage, c’est le versant interprétable du symptôme : il se déchiffre dans l’articulation signifiante S1/S2, il suppose un appel à une vérité, c’est en quelque sorte le symptôme du symbolique.
Mais tout du symptôme ne passe pas par la machinerie du déchiffrage, une part du symptôme résiste au sens, une part de jouissance ininterprétable. Si dans une cure, l’interprétation opère sur le sens, elle rencontre aussi une butée, la jouissance accolée qui elle, résiste au sens : indiquant le ratage même du rapport sexuel. On comprend que pour atteindre ce point opaque, l’interprétation elle-même va devoir changer de régime et ne plus s’appuyer sur l’enchaînement S1/S2 mais sur le signifiant lui-même pour l’atteindre dans sa matérialité même, dans le non-sens qu’il recèle. C’est le versant jouissance du symptôme.
Les impasses du sens
Être en analyse, c’est, du côté du versant sens du symptôme, nous l’avons vu, faire le tour du sens, le dénuder, l’épouiller, le raser. Mais jusqu’où ? Le sens s’épuise-t-il ? En effet, le sens appelle le sens, dans une soif illimitée, il est insatiable et ne s’assèche pas de lui-même… Le symptôme se nourrit du sens, c’est la face satisfaction du symptôme, c’est ce nouage sens/jouissance qui conduit Lacan à écrire l’équivoque joui-sens, sens joui, ouïr sens, tant dans le déchiffrage, le sujet jouit du sens trouvé à son symptôme.
Cette profusion de sens alimente l’analyse qui peut ainsi s’éterniser… sans se conclure. Il y a à sevrer le symptôme de son sens pour sortir des embrouilles du sens. À la fin de l’analyse, point de solution par le sens. Il n’y a pas de conclusion par le sens, pas un « voilà ce que ça veut dire ! ». Lacan a cette formule saisissante : « La psychanalyse, en somme, n’est rien de plus que court-circuit passant par le sens – le sens comme tel, que j’ai défini tout à l’heure de la copulation du langage, puisque c’est de cela que je supporte l’inconscient, avec notre propre corps. »[5]
Car tout du symptôme ne se résorbe pas par le sens, il y a un reste, une jouissance obscure qui échappe à toute symbolisation, une jouissance attachée au symptôme, une jouissance horssens. Elle constitue le noyau du symptôme, le sens serait de ce point de vue, ce qui constituerait l’enveloppe du symptôme.
La fin de l’analyse fait surgir ce point de non compréhension, ce reste non significantisable, un impossible à dire : elle fait toucher au point de non-sens de chacun. À la fin que reste-t-il ? Le hors-sens ! Ce que contient le nœud du symptôme, ce que Lacan écrit le sinthome, le nœud de jouissance insoluble par le sens, car c’est le propre de la jouissance que de résister au sens. Le sinthome nous conduit au-delà du sens, pour le serrer, il faudra aller au-delà des lois du langage, dans lalangue (en tant que la langue pétrie de jouissance, celle tissée par le sujet) ; c’est pourquoi Lacan invente le néologisme parlêtre, pour tenir compte du sujet, un sujet qui parle avec son corps, sur lequel la langue a pris effet, ou la jouissance est produite de l’impact des signifiants sur le corps.
Atteindre ce hors-sens et parvenir au sinthome, nécessite du temps, le temps du tour du sens pour épurer le symptôme, le vider du sens qui voile le noyau du symptôme. Comme le soulignait Christiane Alberti lors d’une session du Collège clinique de Toulouse : « 90% d’une cure analytique consiste à explorer les voies du sens (roman œdipien…) ».
D’une orientation par le sens (temps du premier Lacan), on arrive à une orientation par le réel. Pour débusquer cette jouissance, un travail de réduction du sens est nécessaire, par une interprétation hors sens, par la logique afin de la serrer. Dans cette perspective, il s’agit moins de déchiffrer le symptôme que d’en faire usage, de savoir y faire avec lui (Lacan).
Dans cette nouvelle voie suivie par Lacan, l’accent est mis sur le réel, un réel hors la loi, qui ouvre sur une clinique inédite. Nous l’avons exploré ces deux années : le temps du sens est pris sous le sceau de l’Œdipe, du père, mais Lacan pressent les bouleversements de la société à venir, le déclin de la fonction paternelle, la féminisation du monde. Viendra le temps, nous dit-il, où le symbolique et le réel ne seront pas à la même place et se posera la question du cadre théorique actuel, car il y trouvera des limites. Laurent Dupont lors de la présentation des Éditions Presses Psychanalytiques de Paris, le jeudi 9 septembre 2021, évoquait d’ailleurs : « la capacité de Lacan à interpréter les discours et la société ».
Les catégories RSI vont participer à une nouvelle clinique où le réel prime. Le sinthome est une écriture qui répond de ce réel.
Nous arrivons ainsi à la citation proposée : « Il y a une orientation, mais cette orientation n’est pas un sens. Qu’est-ce que ça veut dire ? Je reprends ce que j’ai dit la dernière fois en suggérant que le sens, c’est peut-être l’orientation. Mais l’orientation n’est pas un sens puisqu’elle exclut le seul fait de la copulation du symbolique et de l’imaginaire en quoi consiste le sens. L’orientation du réel, dans mon territoire à moi, forclôt le sens. »[6]
Situons-la. Elle se trouve dans le Séminaire, Le sinthome, dans lequel Lacan se penche sur les trois registres RSI, en élaborant la théorie des nœuds : les nœuds sont une écriture topologique des catégories RSI, de la façon dont elles peuvent s’articuler, se connecter, se nouer ensemble ou pas pour chaque sujet. Dans ce dernier temps de l’enseignement de Lacan, nous ne sommes plus dans le champ du familier, la clinique des nœuds est une clinique déboussolante tant elle vient déranger nos habitudes ; elle offre une nouvelle lecture par laquelle le sujet loge son être, fait lien social selon son type de nouage. Le nœud supporte le sujet, son nouage varie selon chaque sujet. Tout au long de ce séminaire, ardu, Lacan va explorer les différents modes de nouage entre RSI : il les colorie, « ils se composent »[7], par essais et inversions, et insiste sur l’importance de l’orientation pour les appréhender et en proposer une lecture. La clinique des nœuds obéit au régime du réel, du hors-sens.
Lacan cherche à dégager l’impact du réel dans ce rapport à trois, et l’usage du nœud lui permet de saisir ce rapport.
Où se situe le sens dans ce nouage ? À l’intersection de l’imaginaire et du symbolique, donc du monde des signifiants et de leur signification infinie, le sens y est pris, encerclé, c’est un produit de l’épissure, c’est-à-dire de la jonction entre imaginaire et symbolique : le sens n’oriente pas.
Lacan peut aussi avancer quand il parle de copulation imaginaire et symbolique que : « tout ce que nous pensons, nous en sommes réduits à l’imaginer »[8]. Et comme nous pensons avec des mots, l’imaginaire et le symbolique sont intrinsèquement noués.
Le réel, apparaît comme un troisième élément, qui vient faire limitation en se cognant[9] au symbolique et à l’imaginaire. Ce n’est pas vraiment évident à saisir : en se cognant, il se noue à eux, les deux autres lui résistant. Le réel n’a d’ex-sistence qu’à rencontrer, du symbolique et de l’imaginaire, l’arrêt. Il se fonde sur le fait même qu’il n’a pas de sens, qu’il exclut le sens, ce qu’écrit Lacan ainsi : « il se dépose d’en être exclu »[10]. L’orientation du réel forclôt le sens, il est sans loi, sans ordre, il n’a aucun sens. Le réelest là quand on le rencontre.
Lacan poursuit, dans cette leçon, que la clinique des nœuds nous permet de saisir que : « C’est de sutures et d’épissures qu’il s’agit dans l’analyse. »[11] Pour tenter de saisir ces termes, je me suis appuyée sur un texte de Bernard Lecœur « Transmission sur le symptôme »[12], il y évoque en effet, les questions d’épissure et de suture comme ce qui opèrent dans la cure, deux opérations maniées par l’analyste.
L’épissure est une sorte de raccordement qui maintient la continuité en évitant la rupture, la suture intervient après l’opération de l’épissure. La suture vient fermer, clôturer et dans le même temps créerune surface fermée.
L’épissure entre l’imaginaire et le symbolique vient raccorder l’imaginaire et le savoir inconscient, il y a une mise en continuité de ces deux champs, la production de sens qui en résulte est une suture, un « nappage où se conjoignent surface et fermeture »[13]. L’épissure ne vaut que pour la suture de sens qu’elle provoque.
Cette opération est nécessaire à une seconde épissure qui concerne cette fois-ci le Réel et le Symbolique, où l’analyste apprend à l’analysant (cf. expérience de la cure elle-même) « à faire épissure entre son sinthome et le réel parasite de la jouissance »[14]. La suture produit la jouissance au sens où elle devient possible pour le sujet, d’en saisir l’écho, la trace dans le signifiant, dans la langue « j’ouïs-sens »[15]. Le symptôme devient alors « une pratique du possible », le sujet en invente un nouvel usage, « un faire sans contenu », une jouissance dé-parasitée en quelque sorte.
Faire l’expérience d’une cure analytique, c’est réaliser un trajet subjectif pour aller à la découverte de son symptôme et de ce qu’il recouvre.
C’est un symptôme à deux faces, une qui s’interprète et se déchiffre, selon la tradition freudienne, en tant qu’il est une formation de compromis ; par le pouvoir du symbolique et de la parole, le symptôme est production de sens. La face jouissance du symptôme conduit Lacan à formaliser une nouvelle topologie afin d’extraire le sinthome qui lui, est impossible à interpréter, qui ne se laisse pas résorber par le chiffrage. Il est au-delà du chiffrage, car il est lui-même production de fin de cure, un reste irréductible, une marque, un trait, un nom, propre au sujet (cf. les témoignages de passe des AE). L’analyste va opérer par la voie de l’interprétation hors sens (homophonie, grammaire, logique) qui vise une réduction du sens en s’appuyant sur lalangue, là où le signifiant sert à la jouissance.
Le sinthome est la part du plus singulier chez chacun, une trace indélébile qui a présidé à la naissance du sujet. Il faut tout le trajet d’une cure pour le nommer et ainsi, pouvoir faire avec, en inventer un usage intime.
Laure Vessayre, membre de l’acf-mp.
[1]Intervention à la soirée « Les impasses du sens » du cycle « Sens et désobéissance » organisé par le Bureau de Toulouse, soutenu par un cartel [les membres : Cécile Favreau, Florence Nègre, Eduardo Scarone, Laure Vessayre, et Jean-Pierre Klotz (plus-un)], le 30 septembre 2021 à Toulouse.
[2]Freud S., La technique psychanalytique, Paris, PUF, 2018, p. 105.
[3]Ibid., p. 106.
[4]Freud S., « Le sens des symptômes », Introduction à la psychanalyse, Paris, Payot, 1970, p. 239.
[5]Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, Le sinthome, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2005, p. 122.
[6]Ibid., p. 121.
[7]Ibid., p. 57.
[8]Ibid., p. 92.
[9]Le terme est de Lacan.
[10]Ibid., p. 65.
[11]Ibid., p. 73.
[12]Lecœur B., « Une transmission par le symptôme », ORNICAR ? digital, publication en ligne(https://wapol.org/ornicar/articles/182lec.htm)
[13]Ibid.
[14]Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, Le sinthome, op. cit., p. 73.
[15]Ibid.