L’hommage de Freud à Dostoïevski
« J’avais été abandonné dans cette école par des parents éloignés, dont je dépendais et que, depuis, je n’ai plus revus. J’y entrais, déjà hébété par leurs reproches, déjà rêveur, silencieux, jetant autour de moi des regards sauvages. Mes camarades m’accueillirent par des méchantes railleries, parce que je ne ressemblais à aucun d’eux. […] Je me pris donc à les haïr dès le début et me renfermai dans un orgueil craintif, blessé et incommensurable »[1].Ce sont les mots de Fiodor Dostoïevski, narrateur de la nouvelle Le Sous-sol, qui explore les méandres de la haine. Déjà le titre indique une parenté avec l’inconscient, une anticipation de la découverte freudienne : tout ce que nous rangeons au sous-sol correspond à des tendances peu avouables. Le Sous-sol est publié en 1864, quatre mois après, Dostoïevski commencera la rédaction de Crime et châtiment[2]. Il s’agit d’une « confession sinistre »[3], par laquelle l’auteur avance sa conception du mal en tant que scandale, puisqu’il peut s’attaquer à des innocents. Dostoïevski, rédige cette nouvelle dans un état d’âme des plus sordides. Il sort de prison, il a vécu un échec sentimental pendant son voyage en Europe, il est accablé de dettes de jeu. Lorsqu’il rentre en Russie, il vit un état d’angoisse permanent, il retrouve sa femme mourante et doit finalement l’enterrer. Robert André, qui préface l’édition en poche, signale que le mot sous-sol équivoque en russe avec la cave et le mauvais lieu. Dans quelle mesure avons-nous une zone souterraine en nous-mêmes où se logent des passions inavouables ?
Freud rend hommage à Dostoïevski dans l’article « Dostoïevski et le parricide »[4], où il avance que l’analyse doit rendre ses armes face au poète. Pour lui, c’est l’auteur qui arrive juste derrière Shakespeare et dont il distingue quatre facettes : le poète, le névrosé, le moraliste et le pécheur. L’aspect le plus accessible est sans doute, le moraliste, ce récit en est une illustration. Ce n’est pas un hasard si à un moment du récit, Dostoïevski indique que l’homme est naturellement mauvais.
Malaise dans la civilisation
C’est justement la thèse de Freud dans Malaise dans la civilisation, rédigé deux ans après son texte sur le parricide. Au cinquième chapitre, Freud énonce sa thèse : la civilisation exige de l’être humain de lui sacrifier la satisfaction de ses pulsions sexuelles. La civilisation « veut, en outre, unir entre eux les membres de la société par un lien libidinal […] elle s’efforce, par tous les moyens de susciter entre eux de fortes identifications et de favoriser toutes les voies susceptibles d’y conduire ; […] elle mobilise enfin la plus grande quantité possible de libido inhibée quant au but sexuel, afin de renforcer le lien social par des relations amicales. Pour réaliser ces desseins, la restriction de la vie sexuelle est indispensable. »[5]
Parmi les exigences de la culture, Freud épingle la maxime : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même »[6]. Cette phrase, célèbre dans le monde entier, est plus ancienne que le christianisme, dit Freud. Mais « Pourquoi serait-ce là notre devoir ? »[7], s’interroge le père de la psychanalyse. Comment aimer son prochain si on ne le connaît pas ? Aimer un prochain que nous connaissons, c’est chose aisée, certainement. Mais un prochain qui est inconnu, devrait mériter notre amour, s’« il me ressemble à tel point que je puisse en lui m’aimer moi-même »[8]. Il m’offrirait ainsi la possibilité d’aimer en lui mon propre idéal. En revanche, s’il m’est inconnu et qu’il ne m’attire par aucune qualité personnelle, ni n’a joué aucun rôle dans ma vie affective, il est très difficile d’avoir de l’affection pour lui. En général, l’étranger suscite l’hostilité, voire la haine, dit Freud, surtout qu’il ne paraît pas avoir la moindre affection, ni ne manifester le moindre égard pour ma personne. Or, s’il a du respect pour moi, je suis prêt à lui manifester du respect, à mon tour, sans l’intervention d’aucune maxime.
Quelle signification donner au fait que la civilisation mette l’accent sur cette idée d’aimer son prochain comme soi-même ?
Si ce commandement était formulé de la façon suivante : « Aime ton prochain comme il t’aime lui-même »[9], alors ce serait très facile de lui rendre ces sentiments. S’il était formulé comme « Aime tes ennemis »[10], c’est-à-dire, aime ton prochain justement parce qu’il est indigne d’être aimé, alors je serais stupéfait, dit Freud, qu’on me demande une telle absurdité. Puisque nous sommes sous l’effet des principes éthiques du « bien » et du « mal », la traduction psychique est de se dire qu’on nous demande quelque chose qui n’est pas bien. « Cette obéissance, conclut Freud, encourage directement la méchanceté »[11].Freud donne justement l’exemple de la Chambre française où l’on débat sur la peine de mort. Alors qu’un partisan de l’abolition soulève un tonnerre d’applaudissements, une voix surgit pour crier : « Que messieurs les assassins commencent ! »[12]
La conclusion à tirer de ce développement est que l’homme n’est pas « cet être débonnaire, au cœur assoiffé d’amour, dont on dit qu’il se défend quand on l’attaque, mais un être, au contraire, qui doit porter au compte de ses données instinctives une bonne somme d’agressivité »[13].Au fond, au lieu de la maxime Tu aimerais ton prochain comme toi-même, celle qui s’applique plus aisément est celle de Hobbes : Homo homini lupus[14]. L’être humain suit ses pulsions agressives à l’égard de ce prochain, tend à l’exploiter, à le bousculer, à profiter de son travail, à le faire souffrir, voire à le martyriser.
Lacan signale que Freud a raison de s’arrêter à cette maxime, car l’expérience montre « l’ambivalence par quoi la haine suit comme son ombre tout amour pour son prochain qui est aussi de nous ce qui est le plus étranger »[15].
La haine à ciel ouvert
Or, la particularité, à l’époque de Freud, comme le souligne une auteure contemporaine, Hélène L’Heuillet[16], est que la haine était refoulée. On ne l’exprimait pas ouvertement. Les guerres permettaient de donner libre cours à l’agressivité révélant la bête sauvage qui dormait au sein de chacun des hommes.
De nos jours, la haine apparaît à ciel ouvert : « La haine ne fait plus l’objet d’aucun refoulement », dit H. L’Heuillet. On a d’ailleurs souvent l’impression que c’est l’amour qui est refoulé et qu’il peut s’exprimer dans la haine, mais ce qui fait lien aujourd’hui, c’est la haine[17]. Cette auteure évoque aussi le non-refoulement de la haine de soi qui se manifeste dans le suicide des jeunes. C’est également l’une des causes de l’engagement dans le jihadisme.
Si nous poursuivons la lecture du texte de Freud[18], on lit que la tendance à l’agression est le facteur principal de perturbation dans les relations humaines. La civilisation doit déployer des efforts considérables pour la bonne gestion de cette agressivité. Freud va jusqu’à dire que cela peut prendre les accents d’une véritable passion.
Une mention est faite aux communautés voisines qui se battent et se raillent, à propos desquelles il introduit une expression devenue célèbre en psychanalyse, « Narcissisme des petites différences »[19].
L’agressivité, voire la haine, peut s’adresser à un tiers, de telle sorte qu’un peuple trouve une cohésion. L’exemple que donne Freud est celui des juifs, persécutés par les chrétiens au Moyen Âge. Malheureusement, cette persécution n’a pas rendu la vie des peuples qui les hébergeaient plus paisible ni plus sûre. Nous sommes en 1930. Freud anticipe, peut-être, les massacres que vont subir les juifs lors de la seconde guerre mondiale.
Dans le but de réguler la passion haineuse, les sujets sont obligés à renoncer à la libre satisfaction de leurs pulsions. « L’homme civilisé a fait l’échange d’une part de bonheur possible contre une part de sécurité »[20] dit Freud. Cette réplique est, aujourd’hui, d’une actualité brûlante.
[1] Dostoïevski F., Les nuits blanches. Le Sous-sol, Paris, Gallimard, p. 205-207.
[2] Dostoïevski F., Crime et châtiment, Paris, Gallimard, 1995.
[3] Dostoïevski F., Les nuits blanches. Le Sous-sol, op. cit.
[4] Freud S., Dostoïevski et le parricide, in Les Frères Karamazov, de F. Dostoïevski, Paris, Gallimard, 2011.
[5] Freud S., Malaise dans la civilisation, Paris, puf, 1992, p. 61.
[6]Ibid.
[7] Ibid.
[8] Ibid., p. 62.
[9] Ibid., p. 63.
[10] Ibid.
[11] Ibid., p. 64.
[12] Ibid.
[13] Ibid.
[14] Ibid., p. 65.
[15] Lacan J., Le triomphe de la religion, Paris, Seuil, 2005, p. 62.
[16] L’Heuillet H., Tu haïras ton prochain comme toi-même, Paris, Albin Michel, 2016. Hélène L’Heuillet est philosophe et psychanalyste.
[17] Je remercie ici Philippe De Georges, pour son intervention à cet égard.
[18] Cf. Freud S., Malaise dans la civilisation, op. cit., p. 68.
[19] Ibid.
[20] Ibid., p. 69.