Les trois passions de l’être : l’amour, la haine et l’ignorance
Dès son premier Séminaire, Lacan pointe la fonction de l’amour, de la haine et de l’ignorance. Cet enseignement a lieu lors de l’année universitaire 1953-1954, une année avant « Variantes de la cure type »et quatre ans avant « La direction de la cure et les principes de son pouvoir », où il développe les trois passions de l’être : amour, haine et ignorance. Rappelons qu’à l’époque, Lacan est en train d’introduire les trois registres : réel, symbolique et imaginaire. Il distingue ainsi l’amour imaginaire, qui est lié à la fascination et où il n’est pas question de parole. C’est l’amour subi, qui se différencie du don de l’amour, où le sujet est aimé dans sa particularité[1].
Quant à la haine, dit Lacan, elle comporte également une dimension imaginaire, dans la mesure où la destruction de l’autre fait partie de la structure de la relation intersubjective. Mais, comme dans la lutte de pur prestige, la haine est aussi bien encadrée par la dimension symbolique, c’est pourquoi elle ne se satisfait pas de la disparition de l’autre. « Si l’amour aspire au développement de l’être de l’autre, la haine veut le contraire, soit son abaissement, son déroutement, sa déviation, son délire, sa négation détaillée, sa subversion. C’est en cela que la haine, comme l’amour, est une carrière sans limite »[2].C’est alors que l’amour et la haine deviennent des passions et non plus seulement des sentiments.
Toujours alerte sur son époque, Lacan signale que les sujets n’ont pas à assumer le vécu de la haine en ce qu’elle a de plus brûlant. Et ceci, parce que « nous sommes déjà très suffisamment une civilisation de la haine[…] [Elle] s’habille dans notre discours commun de bien de prétextes, elle rencontre des rationalisations extraordinairement faciles »[3].
Dans les années cinquante, les conditions étaient déjà celles que nous connaissons aujourd’hui. De nos jours, la journaliste Carolin Emcke, auteure d’un ouvrage nommé Contre la haine. Plaidoyer pour l’impur[4], signale qu’en Allemagne un nouveau signifiant vient nommer l’agressivité, voire la haine de ce qu’elle appelle « l’impur » : « le citoyen inquiet ». Personne ne veut être considéré comme raciste, mais l’inquiétude trouve sa légitimité aux yeux du public. Ce ne sont pas des xénophobes, mais des citoyens qui s’inquiètent de l’arrivée des immigrés. Cette inquiétude « citoyenne » ne vise pas les dépenses et l’usage de l’argent de la commune par exemple, mais le « pillage » des postes de travail du « peuple » de la part des nouveaux venus. Ce n’est plus l’inquiétante étrangeté, mais l’inquiétant étranger.
Cette haine dissimulée sous le manteau de « l’inquiétude »n’est-elle pas l’avatar, comme le postule C. Emcke, ou la soupape« d’une expérience collective de privation de droits, de marginalisation ou de représentation politique déficiente ? »[5] C’est à cette place que se nichent les populismes actuels. Le populisme, désigne un discours politique qui fait appel aux intérêts du « peuple », il s’érige en son défenseur contre les intérêts d’une soi-disant élite. C’est un mouvement qui se dit démocratique, mais qui en réalité attaque la démocratie représentative, considérée comme peu crédible et défectueuse. Ce mouvement s’organise autour d’une figure charismatique qui parle au « peuple » de façon démagogique.
La haine attaque l’être de l’autre
Dans le Séminaire vi, au chapitre intitulé « La médiation phallique du désir »[6], Lacan avance d’un pas de plus concernant la passion haineuse. Il reprend le fantasme épinglé par Freud On bat un enfant, qui peut se formuler comme Mon père bat un enfant où ce qui vient compléter la phrase est que je hais. Lacan indique que nous sommes ainsi portés au cœur même de l’être, « là où se situe la qualité la plus intense de l’amour et de la haine »[7].
Cela veut dire qu’aussi bien dans l’amour que dans la haine, ce qui est visé c’est l’être du sujet. On aime ou on hait l’être de quelqu’un.
Dans son analyse de ce fantasme, Lacan dit que l’autre enfant est perçu comme « soumis par la violence, le caprice, du père, au maximum de la déchéance, de la dévalorisation symbolique, comme absolument frustré, privé, d’amour. La haine le vise dans son être, vise chez lui ce qui est demandé au-delà de toute demande, à savoir, l’amour. L’injure dite narcissique fait au sujet haï est ici totale »[8]. Ces propos se vérifient dans la déchéance subjective qui est ressentie par les sujets à l’occasion de la première punition corporelle. Certes, Lacan remarque que de nos jours ces punitions se font rares, mais s’il arrive à un enfant qui n’a jamais été battu, d’expérimenter des sévices, même s’ils sont justifiés, les conséquences peuvent être « prostrantes »[9] pour lui.
La construction du fantasme, On bat un enfant, dans une analyse, passe de la première phase, Le père bat un enfant, à une deuxième phase, Je suis battu par le père. Autrement dit, la personne qui bat reste le père alors que le sujet battu est remplacé fantasmatiquement par l’enfant, de telle sorte qu’il reçoit dans sa propre chair les châtiments paternels. La traduction inconsciente de cette punition change de valeur et se teinte de plaisir.
L’aspect le plus marquant de cette analyse reste le fait que cette phase, la plus lourde en conséquence pour le sujet, n’ait jamais existée. Elle est totalement fantasmée et ce n’est qu’en frôlant sa propre disparition subjective qu’il peut saisir quelque chose de son être en tant que désirant. L’essence du fantasme masochiste, réside dans le fait que le sujet est rabaissé au rang de l’objet, qu’il est traité comme une chose qui se vend, se maltraite, s’annule[10].
Haine, culpabilité et crainte
Au chapitre intitulé « Les buts moraux de la psychanalyse », dans son Séminaire L’éthique de la psychanalyse[11], Lacan reprend la circularité entre ces trois termes :la haine, la culpabilité et la crainte, de l’article homonyme d’Ernest Jones[12]. Le mérite principal de ce texte est de mettre en évidence la « complaisance de l’exigence morale »[13]. Cela veut dire que dans ce que nous nous imposons comme devoir, il y a « la crainte des risques à prendre si on ne se les imposait pas »[14]. Autrement dit, « il est plus commode de subir l’interdit que d’encourir la castration »[15].
Cela nous ramène à l’examen de l’instance surmoïque, dit Lacan. Que le surmoi naisse au moment du déclin de l’Œdipe veut dire, en définitive, que le sujet en incorpore l’instance. Dans son texte Deuil et mélancolie, poursuit Lacan, Freud pointe que le sujet qui est en situation d’avoir perdu un proche, incorpore celui-ci comme s’il s’agissait d’un objet. Mais ensuite, « l’ombre de l’objet tombe sur le moi »[16], comme le dit Freud, et le sujet se trouve sous l’emprise des reproches que cet objet mort lui adresse. D’où l’état mélancolique, où le sujet est aux prises avec ses propres reproches. L’origine de ces reproches est l’amertume du sujet à l’égard de l’objet aimé qui l’a quitté. Alors, dit Lacan, « si nous incorporons le père pour être si méchants avec nous-mêmes, c’est peut-être que nous avons, à ce père, beaucoup de reproches à lui faire »[17].
Il y a donc, une différence à faire entre le père réel et le père imaginaire. Le père réel est celui qui besogne. Il est le personnage vis-à-vis duquel l’enfant est en rivalité. C’est le « Grand Fouteur »[18], dit Lacan. En revanche, le père imaginaire est le père « qui l’a, lui le gosse, si mal foutu »[19], dit Lacan. Et c’est de ce père imaginaire, c’est-à-dire, le père qui aurait été un personnage idéal, « d’un père qui serait vraiment quelqu’un »[20], l’enfant doit faire son deuil. C’est la source de l’idée de Dieu, comme le dit Lacan. « Le reproche perpétuel qui naît alors, d’une façon plus ou moins définitive et bien formé selon les cas, reste fondamental dans la structure du sujet. Ce père imaginaire […] est le fondement de l’image providentielle de Dieu. Et la fonction du surmoi, à son dernier terme, dans sa perspective dernière, est haine de Dieu, reproche à Dieu d’avoir si mal fait les choses. »[21]
Lacan revient sur cette question onze ans plus tard, dans son Séminaire D’un discours qui ne serait pas du semblant[22]. Dans son analyse de La lettre volée[23], il épingle la lucidité de la haine, représentée par le personnage du ministre, qui prend la lettre sous les yeux impuissants de la Reine, afin de s’en servir, plus tard, en pratiquant un chantage.
Cette formulation de Lacan n’est pas l’apologie de la haine, loin delà. Mais, si nous la mettons en relation avec l’explication prononcée en 1960, où il dit que la haine vise l’autre en tant qu’il n’est pas l’Autre idéal et que, par conséquent, il est pour quelque chose dans le désordre dont on pâtit, c’est-à-dire notre incomplétude. Alors, la haine est une passion lucide en tant qu’elle tient compte de la faille chez l’Autre. Il y a une vérité qui s’exprime dans la haine, à savoir, que l’Autre est loin d’être parfait. Cependant, par le biais de la haine, le sujet veut le faire exister en pointant justement sa défaillance. La haine est une réponse à l’angoisse que provoque l’absence radicale de l’Autre. On lui préfère la croyance en un Autre, qui serait responsable de ce qui nous arrive, à qui on peut attribuer les ratages de notre destin.
La haine comme la suppression de l’être de l’Autre
Jacques-Alain Miller pointe la foncière solitude de l’être parlant, en tant que marqué par l’Un. Lacan dit dans le Séminaire Encore : « De l’Un, en tant qu’il n’est là, pouvons-nous supposer, que pour représenter la solitude » mais il déplore ensuite « le fait que l’Un ne se noue véritablement avec rien de ce qui semble à l’Autre sexuel »[24].
Dans la mesure où l’être humain parle, il y a une marque chez lui que nous pouvons rapprocher de la fonction de l’Un. Mais cet Un n’est articulé à aucun Autre. Lorsqu’on parle, on se parle, on monologue, à deux, à trois, voire plus. On parle toujours de soi, même si c’est par le biais des autres. Par conséquent, l’Autre n’existe pas. C’est le névrosé qui le fait exister dans ses fictions ou le paranoïaque qui introduit sa présence par un forçage comme l’Autre méchant de son délire. Cet Autre manquant ne peut se compter que comme Un, comme Un-Tout-seul. C’est un Un« qui se compte sans être »[25], comme le dit Lacan dans le Séminaire Encore. Le seul indice de l’absence de l’Autre est la jouissance que Lacan appelle Autre, la jouissance féminine. Car la femme est Autre pour elle-même comme elle l’est pour l’homme. L’Autre sexe est toujours féminin, mais cet Autre apparaît toujours sous la forme de l’absence. Et la question qui va se poser dans un couple est justement de savoir jusqu’à quel point l’homme supporte l’absence de la femme.
Nous pouvons donc faire une distinction de taille entre le sujet haineux et celui qui a fini son analyse en ce qui concerne la place accordée à l’Autre. Le sujet haineux, face à la défaillance de l’Autre, le vise dans son être, alors que le sujet à la fin de l’analyse, a saisi l’inconsistance d’un Autre qui n’existe pas, en tant qu’invention de fiction. C’est ce que pointe Lacan dans son dernier enseignement : l’Autre n’existe pas, il est une invention du sujet. En revanche, la haine fait consister l’Autre et retourne sa défaillance, en méchanceté.
De nos jours, nous pouvons en trouver une illustration dans le mouvement jihadiste. Comme l’exprime H. L’Heuillet, dans son livre récemment paru[26], « La dénonciation du mode de vie capitaliste, chez les jihadistes, facilite le passage à l’acte par la mobilisation de la pulsion de mort […] La critique de la place de l’objet dans notre société de consommation, nommée idolâtrie, va en effet logiquement, dans une perspective de conversion messianique, jusqu’à la dénonciation de l’idolâtrie de la vie »[27].On peut alors saisir comment le mode de vie occidental, qui fait de la montée de l’objet a au zénith son mode de jouir privilégié, est vécu par le mouvement jihadiste comme un acte malveillant lui étant adressé. Cela se distingue de la critique marxiste du fétichisme de la marchandise, qui épargnait la vie des terroristes révolutionnaires, comme le précise l’auteure. Dans ce marxisme, la haine était encore refoulée, alors que dans la mouvance jihadiste, elle apparaît à ciel ouvert. Au fond pour H. L’Heuillet, la haine du mode de vie occidental est une haine de la vie dans son ensemble : « Se tuer et tuer sont tissés dans la même haine »[28].Dès lors, la conversion ne s’accomplit que dans l’acte suicidaire car il faut tuer l’idolâtre qui est en soi.
Vers la fin de son enseignement, toujours dans son Séminaire Encore, Lacan revient sur la question de la haine articulée à l’idée de Dieu. Il reprend l’idée chrétienne qui soutient que Dieu ne connaît pas la haine. Alors, comme le remarquait Freud – qui le tenait d’Empédocle – si Dieu ne connaît pas la haine, il doit être le plus ignorant de tous les êtres. À l’inverse, l’amour – que Dieu connaît bien – apparaît lié au savoir. Les chrétiens auraient traduit cette non-haine de Dieu comme une preuve d’amour. Mais, nous dit Lacan, la psychanalyse rappelle qu’il n’y a pas d’amour sans haine. Si l’idée chrétienne a prospéré, c’est parce que « la haine n’y a point été mise à sa place »[29].
Cela amène Lacan à dire que « plus l’homme prête à la femme de le confondre avec Dieu, c’est-à-dire ce dont elle jouit […] moins il hait, et du même coup, moins il est, c’est-à-dire que dans cette affaire moins il aime »[30]. Dans la mesure où un homme se laisse idéaliser, il s’éloignera de l’objet de son amour. Cela se vérifie aussi bien dans des cas où un homme idéalise une femme, comme nous avons pu le constater dans le cas du couple que formèrent Salvador Dali et Gala.
Lacan revient, deux mois plus tard, dans ce même Séminaire, sur la haine mais aussi sur les deux autres passions de l’être, l’amour et l’ignorance. Il pointe l’impossibilité de savoir inhérente à l’être parlant. D’une part, il y a un savoir impossible sur le sexe et d’autre part, le sexe est impossible à savoir. Il y a « discordance du savoir et de l’être »[31]. Mais, face à cette impossibilité, il arrive que le sujet ne veuille rien savoir. C’est la passion de l’ignorance. Le savoir est, dès lors, rendu interdit. Nous pouvons rapprocher cette idée de ce que Lacan avance dans le Séminaire sur les quatre discours[32], lorsqu’il indique que le névrosé fait de l’impossibilité, une impuissance. Il vaut mieux croire que c’est nous qui ne pouvons pas, qu’accepter qu’il y a des choses qui sont impossibles. Quant à la passion de l’ignorance, le sujet croit à sa propre impuissance à savoir et y renonce, au lieu d’accepter que bien que le savoir absolu soit impossible, on peut avancer par petits bouts, en sachant chaque fois quelque chose en plus, tout en sachant, justement qu’on n’atteindra jamais le savoir absolu. Il y a une infinitude en ce qui concerne le savoir qui est difficile à accepter. La passion de l’ignorance permet au sujet de se vouer à ne rien vouloir savoir. Ce savoir en plus de l’être, dit Lacan dans ce Séminaire, aurait été sa chance d’aller vers l’Autre et de sortir de l’Un[33]. Cependant, l’ignorance enferme le sujet dans la prison de l’Un. Ainsi, C. Emcke donne l’exemple de l’invisibilité des noirs aux États-Unis. Elle cite Claudia Rankine, dans un ouvrage appelé Citizen[34] : « un jeune garçon noir tombe dans le métro, renversé par un inconnu qui ne l’a pas “vu”. L’homme ne s’arrête pas, ne l’aide pas, ne s’excuse pas. Comme s’il n’y avait eu aucun contact, comme s’il n’y avait personne »[35]. L’auteure commente : « Les invisibles, ceux qui passent inaperçus dans la société n’appartiennent à aucun ─ Nous ─ Leur parole est inaudible, leurs gestes sont ignorés. »[36]On peut aussi citer l’exemple d’une certaine invisibilité des femmes et des citations de leurs travaux dans le milieu universitaire, qui confine au sexisme. La passion de l’ignorance est dès lors proche de la haine.
Pour Lacan, l’amour « n’a rien à faire, contrairement à ce que la philosophie a élucubré, avec le savoir ─ et la haine, qui est bien ce qui s’approche le plus de l’être, que j’appelle l’ex-sister. Rien ne concentre plus de haine que ce dire où se situe l’ex-sistence »[37].
Nous apprenons ainsi que l’amour est aussi une forme d’ignorance. Lorsqu’on est amoureux, on est moins lucides par rapport au partenaire. L’amour permet d’ignorer que l’être de l’autre se situe en dehors du discours, en dehors du savoir. En revanche, la haine est une passion qui s’adresse à l’être de l’autre, qui tente d’appréhender l’être de l’autre par le biais d’un savoir. Mais puisque l’être et le savoir sont discordants, cette appréhension ne peut être qu’erronée, voire violente. Le sujet de l’inconscient est rebelle au savoir, il ne peut être cerné par aucun signifiant totalement. Plus, le sujet est séparé du savoir qui le concerne, et plus, ce savoir inconscient ne peut être saisi que dans ses formations, qui sont évanescentes, fugitives, qui apparaissent comme de simples erreurs, destinées à être vite rattrapées et absorbées par le courant du vouloir dire. Cela signifie que l’être échappe constamment au sujet, il ex-siste, dit Lacan, et vouloir l’attraper ne peut se faire sans forçage. D’où la violence de la passion haineuse.
Dès lors, la haine est ce qui se concentre là où se situe le dire de l’ex-sistence : c’est un dire qui veut faire exister ce qui n’existe pas. Et en psychanalyse, ce qui n’existe pas c’est le rapport sexuel, entendu comme la proportion entre les sexes. La haine est donc un forçage par lequel on tente de faire exister la proportion sexuelle en éliminant l’être de l’Autre. Puisqu’il est impossible d’atteindre la bonne proportion entre les sexes, on élimine l’un de ces termes, l’Autre, pour rester dans la prison de l’Un. La haine se révèle également en tant que passion empreinte d’ignorance. S’inscrivent ici toutes les manifestations de ségrégation visant les étrangers, les juifs, les noirs, les migrants, bref, toutes les figures de l’Autre.
Se dévoile ici pourquoi, en parlant des passions, à la paire amour-haine, Lacan ajoute l’ignorance et non pas, comme on aurait pu s’y attendre, l’indifférence. C’est que, comme on l’a dit, l’amour et la haine sont radicalement opposés quant au savoir. L’ignorance est alors le troisième terme logique dans cet ensemble de passions.
En ce qui concerne la haine, nous retrouvons le fil initial de Lacan : la haine s’adresse à l’être de l’autre, pour obtenir son abaissement, pour provoquer, en dernière instance, sa disparition.
Nous pouvons, d’ores et déjà, cerner que la haine est une passion triste, alors qu’en revanche, l’amour est une passion joyeuse.
La haine peut se voir comme une forme d’ennui. H. L’Heuillet reprend l’étymologie pour rappeler que inodiare veut dire « rendre odieux », « susciter la haine ». « Ceux qui nous ennuient deviennent l’objet d’une haine »[38]. Ce sentiment est à la base des populismes. On hait les hommes et femmes politiques et on imagine un mouvement qui se vouerait à leur disparition pour les remplacer par une forme de démocratie directe. Dans la mesure où le peuple ne se sent pas représenté par les figures politiques, il considère légitime d’approcher le pouvoir par le biais des personnages qui font miroiter la satisfaction de leurs aspirations insatisfaites.
Les deux auteures contemporaines, H. L’Heuillet et C. Emcke sont unanimes pour considérer que la haine s’exprime aujourd’hui à ciel ouvert : « la haine ne fait plus l’objet d’aucun refoulement »[39], dit la première ou bien « On hait désormais ouvertement et sans vergogne »[40], comme ledit la seconde.
Son livre démarre avec une idée qui n’est pas sans rencontrer notre accord en tant que psychanalystes : « c’est toujours la catégorie de “l’Autre” qui opprime ou menace le “soi-même”, “l’Autre” fantasmé comme puissance menaçante ou comme objet prétendument inférieur et c’est ainsi que les agressions ou les destructions futures sont valorisées comme des actes non seulement excusables, mais nécessaires »[41].
« Voici ce que l’idéologie de la pureté ne peut tolérer : que puissent coexister des convictions et des pratiques religieuses différentes »[42], comme le souligne l’auteure. Au fond, ce que poursuivent les mouvements séparatistes, nationalistes ou fondamentalistes pseudo-religieux c’est la constitution d’une communauté homogène, authentique et pure, par le biais de l’élimination de l’Autre. Cet élan peut prendre la forme d’un mouvement populiste ou d’extrême droite qui prône le « retour » à une communauté imaginaire constituée des individus semblables « lorsque la société était encore “pure”, lorsque tous partageaient les mêmes valeurs, lorsque régnaient les mêmes conventions, lorsque tout était plus “vrai”, plus “authentique”, plus “juste”. À l’inverse, le présent est volontairement décrit comme “dégénéré”, “corrompu” ou “malade” »[43].
Dans le climat actuel de fanatisme, C. Emcke identifie une « dynamique de rejet toujours plus radical de ceux qui croient autrement ou pas du tout, qui ont une autre apparence ou d’autres amours que celles imposées par la norme »[44].
Cette journaliste finit son essai avec quelques propositions pour combattre cette passion de l’être, dont le Hate Poetry Slam. Des personnes ayant reçu des lettres insultantes les lisent à haute voix au théâtre. L’anonymat de l’auteur du message est préservé. Le public rit à gorge déployée. C’est, en définitive, une invention symptomatique qui permet une transformation de la tristesse provoquée par la blessure en un Witz. Dans Le mot d’esprit et son rapport à l’inconscient, Freud note qu’un évènement traumatique peut provoquer le rire lorsqu’il est raconté à d’autres par la suite. Ce n’est pas une réponse à la haine par la haine, elle permet de faire un pas de côté.
[1] Lacan J., Le Séminaire, livre i, Les écrits techniques de Freud, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, p. 305.
[2] Ibid.
[3] Ibid., p. 306.
[4] Emcke C., Contre la haine, plaidoyer pour l’impur, Paris, Seuil, 2016.Carolin Emcke est une journaliste allemande qui a reçu le prix des libraires dans son pays.
[5] Ibid., p. 44.
[6] Lacan J., Le Séminaire, livre vi, Le désir et son interprétation, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Éditions de La Martinière et le Champ Freudien Éditeur, 2013, p. 139.
[7] Ibid., p. 151.
[8] Ibid.
[9] Ibid., p. 152.
[10] Cf. p. 153.
[11] Lacan J., Le Séminaire, livre vii, L’éthique de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1986.
[12] Jones E., « La haine, la culpabilité et la crainte », Revue française de psychanalyse, vol. 4, n° 3, 1930, p. 454-471, consultable en ligne.
[13] Ibid., p. 354.
[14] Ibid.
[15] Ibid.
[16] Freud S., Deuil et mélancolie, Paris, Payot, 2001, p. 56.
[17] Lacan J., Le Séminaire, livre vii, L’éthique de la psychanalyse, op. cit., p. 354.
[18] Ibid., p. 355.
[19] Ibid.
[20] Ibid.
[21] Ibid.
[22] Lacan J., Le Séminaire, livre xviii, D’un discours qui ne serait pas du semblant, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2007.
[23] Lacan J., « Le séminaire sur “La lettre volée” », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 11-61.
[24] Lacan J., Le Séminaire, livre xx, Encore, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1975, p. 116.
[25] Ibid., p. 118.
[26] L’Heuillet H., Tu haïras ton prochain comme toi-même, op. cit.
[27] Ibid, p. 72.
[28] Ibid., p. 73.
[29] Lacan J., Le Séminaire, livre xx, Encore, op. cit., p. 84.
[30] Ibid.
[31] Ibid., p. 109.
[32] Lacan J., Le Séminaire, livre xvii, L’envers de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1991.
[33] Ibid.
[34] Rankine C., Citizen, Paris, Éditions de l’Olivier, 2020.
[35] Emcke C., op.cit., p. 24.
[36] Ibid.
[37] Lacan J., Le Séminaire, livre xx, Encore, op. cit., p. 110.
[38] L’Heuillet H., op. cit., p. 87.
[39] Ibid., p. 7.
[40] Emcke C., op. cit.
[41] Ibid., p. 13.
[42] Ibid., p. 187.
[43] Ibid., p. 139.
[44] Ibid., p. 17-18.